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Semi-conducteurs : chaînes de valeur et liens de codépendance (2/2)

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Les liens de codépendance sino-américains seraient-ils rompus grâce au phénomène DeepSeek? Les spectaculaires conséquences boursières des performances du chatbot chinois ont en tout cas devancé l’annonce des 10 % de droits de douane frappant les produits chinois dans le cadre de la nouvelle « guerre commerciale » menée par Donald Trump.

Logo de l'intelligence artificielle (IA) générative DeepSeek
L’intelligence artificielle générative DeepSeek.

Effets de la guerre commerciale

La fonction de représentant au Commerce américain avait été assurée, lors du premier mandat de Donald Trump, par Robert Lighthizer, vétéran de la guerre commerciale menée contre le Japon par l’administration Reagan. À la tête de la Section 301, celui-ci avait notamment mené à bien le calcul des droits de douane contre les produits chinois, afin de limiter le déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine. Fixés au taux moyen de 3,1 % début 2018, ils furent élevés à 12 % en septembre 2018 et 21 % en septembre 2019 [1].

Toutefois, si le coût supplémentaire engendré par ces droits de douane fut d’abord assumé par les entreprises et les ménages américains, ces mesures eurent surtout pour conséquence d’orienter la demande américaine vers des alternatives aux fournisseurs chinois, parfois plus coûteuses, au Mexique, au Canada ou au Vietnam. De ce fait, si le déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine a bien diminué durant le premier mandat de Donald Trump, passant de 443 milliards de dollars (US$) en 2017 à 332 milliards en 2020, le déficit commercial des États-Unis s’est globalement accru, passant de 566 milliards en 2017 à 678 milliards en 2021. Selon l’économiste Yang Zhou, la guerre commerciale aurait coûté, entre 2017 et 2020, 35 milliards US$ à la Chine, 15,6 milliards aux États-Unis et rapporté 402 millions US$ au Vietnam [2].

DeepSeek ou l’effroi de Wall Street

Dans les jours qui suivirent « le bain de sang » [3] boursier du 28 janvier 2025, induit par la présentation des performances de l’intelligence artificielle (IA) générative chinoise DeepSeek, les valorisations des géants de la tech américaine se sont timidement redressées. Sans remettre en cause la rupture induite par DeepSeek, réputée capable de rivaliser avec Chat GPT à bien moindre coût, trois facteurs doivent néanmoins mettre DeepSeek en perspective.

Tout d’abord, DeepSeek demeure soumis à la censure du Parti communiste chinois (PCC). Ensuite, la modestie supposée des ressources requises pour le développement de DeepSeek présente le visage séduisant d’une IA sobre, et plus efficiente que ses rivaux américains. Cette apparence ne peut que ravir l’éthique promue par le principe de  « circulation duale » (国内国际双循环) [4] mis en avant par Xi Jinping depuis 2020. Ce concept rejette l’idée d’un modèle de croissance centré sur la seule consommation intérieure. Néanmoins, cette IA, conforme aux vertus de l’idéal maoïste, n’est pas affranchie de la technologie Nvidia. Le fonds d’investissement High Flyer, propriétaire de DeepSeek, anticipant les restrictions du Chips and science act d’août 2022, aurait acquis près de 10 000 semi-conducteurs A100 ainsi que des puces H100 produites par Nvidia au cours de l’année 2021, et peut-être également par des biais moins avouables [5].

Enfin, il convient de signaler la méfiance profonde du PCC vis-à-vis du secteur de la finance, et à plus forte raison envers ce type d’acteurs basant ses conseils d’investissements sur des algorithmes.

Faut-il voir dans ce surgissement de DeepSeek un effet de bluff destiné à préparer les négociations avec Donald Trump ? Si on ne s’affranchit pas par magie d’une relation d’interdépendance profondément ancrée, il convient peut-être ici de retenir que la performance d’une innovation chinoise est désormais capable de déstabiliser Wall Street. Les stratèges chinois de la Guerre Hors Limites n’auraient pas désavoué une telle opération. Ces derniers envisageaient en effet, en 1997, la combinaison d’attaques sur les marchés financiers, ou d’autres natures, à des méthodes plus conventionnelles, comme signe distinctif d’une nouvelle grammaire de la guerre.

Un « secrétariat Chine-États-Unis »

À la fin de l’ouvrage mentionné dans l’article précédent, Stephen Roach suggérait la création d’un « secrétariat Chine-États-Unis », destiné à assainir la relation entre les deux pays par une coopération accrue sur les dossiers les plus délicats. Si cela n’a rien de comparable à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), une telle institution possèderait quelques traits communs avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Cette coopération aurait pour conséquence une véritable manifestation du fameux « pivot asiatique », déjà souhaité par Obama. Ce que Roach ne dit pas, c’est qu’un tel investissement s’effectuerait vraisemblablement au détriment des relations avec l’Union européenne (UE). Ainsi, bien que critique vis-à-vis des pratiques de guerre commerciale menées par Trump, il existe ici deux points sur lesquels un banquier d’affaires respecté et l’iconoclaste Trump peuvent s’entendre : une guerre pour Taiwan n’est pas souhaitable et la Chine mérite désormais plus d’attention que l’UE.

2/2

Notes

[1]BROWN, Chad, “US-China Trade War Tariffs: An Up-to-Date Chart” Peterson Institute for International Economics, 6 avril 2023

[2] YANG Zhou “The US-China Trade War and Global Value Chains”, World Bank Development Report, octobre 2020

[3] BANERJI Gunjan“The Day DeepSeek Turned Tech and Wall Street Upside Down” Wall Street Journal, 28 janvier 2025

[4] Objectifs du 14ème Plan Quinquennal (consulté le 30/01/2025)

[5] Voir « Derrière la star chinoise de l’IA DeepSeek, un fonds d’investissement dopé aux algorithmes » France24, 28 janvier 2025, selon Alexander Wang, dirigeant de Scale IA, société amércaine, à ce nombre s’ajouterait 50 000 puces H100, chiffre repris par Elon Musk, ANDERSON Claire, « DeepSeek AI ‘using banned Nvidia H100’ chips and Elon Musk says it’s ‘obvious’ », the express, 27 janvier 2025

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Jonathan Bonjean

Ancien professeur d'histoire en reconversion, inscrit cette année à IRIS Sup en analyse stratégie internationale, parcours sécurité, défense et gestion de crise. Je pratique le mandarin et travaille sur les politiques étrangères chinoise et turque. Je m'intéresse en particulier à la géopolitique des connectivités et des conflits dans l'espace eurasiatique.

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